Jean Chemise : ce qui suffit pour me confondre avec un homme

Ça se passe en 2025 dans les toilettes d'une gare. Après avoir payé au portillon, je me dirige vers les toilettes pour femmes. A ce moment-là, le bonhomme planté à l'accueil, dont le rôle semble être d'arbitrer les entrées (tandis qu'une dame s'échine sur le ménage), se met à lancer des « Monsieur ! » de plus en plus tonitruants. Inquiète, je me retourne ; qu'est-ce que je constate ? Qu'il s'adresse à moi en me sommant de changer de direction, les toilettes pour hommes étant de l'autre côté.
Si ce type d'événement de m'étonne plus et qu'il ne provoque en moi qu'une vague irritation, c'est parce qu'il s'est répété tellement souvent, dans des situations tellement diverses, que je pourrais écrire tout un recueil tragi-comique sur le sujet. Il ne s'agit pas ici de faire peser la faute, s'il y en a une, sur qui que ce soit. Je reconnais ma part de responsabilité dans l'histoire. Bien qu'étant d'une plate binarité et me considérant de genre féminin, je n'ai jamais cherché à correspondre aux normes esthétiques de la féminité. Aujourd'hui, celles-ci sont relativement plurielles ; mais manifestement il y a encore du chemin à faire.
Les raisins du mégenrage ? Mes cheveux sont courts et je porte presque invariablement un jean et une chemise. Il suffit de ça pour semer le trouble dans le genre. Mon visage, même si je ne porte pas de maquillage, n'a rien de masculin (dans le genre moustaches et mâchoires carrées) ; jeans et chemises font partie du vestiaire féminin depuis bien avant ma naissance, et les femmes portent les cheveux courts « à la garçonne » depuis environ les années 1920. De toute manière, le mini-short rouge n'est pas un remède (demandez l'avis à la boulangère qui m'a accueillie cet été par un « jeune homme »).
Alors qu'on m'explique : où est le problème ? Faudrait-il que je me fasse regonfler les seins et les fesses à l'hélium, m'épiler les sourcils et me peinturlurer le faciès pour avoir droit à être considérée comme appartenant à la gent féminine ? Et pourquoi certains se méprennent et d'autres non ?
Rien de bien grave finalement, mais c'est une chaîne, un cumul, des petites marques répétées. Pourtant, mine de rien, les « bonjour Monsieur » par lesquels on me salue une fois sur deux à mon entrée dans les magasins peuvent devenir pesant. Parce que la confusion des autres, c'est sur moi qu'elle finit par retomber. Les regards interrogateurs, quand la confusion finit par être levée, sont dirigés vers moi, et pas sur la personne qui s'est méprise. Ce trouble, cette gêne, j'en suis à l'origine, parce que j'ai accepté, pour ne pas me trahir moi-même, de m'écarter des normes sociales.
Il faut avouer que n'ai pas encore totalement réussi à vaincre cette honte typique, que l'on pourrait appeler honte queer, que je connais depuis toujours (par exemple les « t'as une voix de garçon » dans l'enfance, et à l'adolescence les « toi t'es pas une femme »). Trop rares sont les gens qui se contentent de présenter des excuses ou de rire de leur erreur sans qu'aucun malaise ne se fasse sentir, trop rares encore sont les gens à l'aise avec la pluralité des genres et des expressions de genres, et pour lesquels une femme d'apparence masculine ou androgyne ne cesse pas d'être une femme.
J'ose à peine imaginer ce que ça doit être pour les personnes trans. J'ai pourtant pu l'observer pour la première fois à mes 10 ou 11 ans, dans une station-service sur une autoroute : une femme trans y achetait des revues ; je me souviens de son élégance, de la gravité de sa voix qu'elle ne cherchait pas à atténuer, et surtout de ce grand vide creusé autour d'elle par la peur, par l'incompréhension, par la bêtise, et de la caissière qui lui a refusé tout regard, toute parole ; j'ai senti cette carapace de solitude qui enfermait son corps, une solitude qui peut tuer, encore aujourd'hui, en France, en 2025.
Donc, oui, il y a du chemin à faire. Que l'on puisse avoir des doutes à propos de mon genre est une chose (que je comprends), mais que, dans le doute, on choisisse « Monsieur » plutôt que « Madame » en est une autre. Ça en dit long. Le masculin demeure pour beaucoup le mode « par défaut ». Il semble plus grave d'appeler un homme « Madame » (rétrogradation) qu'appeler une femme « Monsieur » (avancement). Les mentalités sont rigides : jean + chemise = homme. Les représentations de la féminité restent très stéréotypées. Les régressions majeures qui ont lieu aux Etats-Unis nous rappellent que les droits et libertés des minorités sexuelles, qui sont un des piliers de nos démocraties, sont fragiles et menacées. Si la honte queer peut se transformer en fierté, si dans nos sociétés il nous est possible de l'oublier tout à fait la plupart du temps et avec la plupart des gens, il arrive toujours que certains nous fassent entrer de force dans des catégories qu'ils réprouvent et qui nous aliènent. C'est ce qu'on appelle stigmatisation.
Conseil de lecture : Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Erving Goffman (1963)