Découverte #14 : Le cahier volé de Régine Deforges

25/09/2023

C'est une histoire particulière qui me lie au livre que je voudrais vous présenter ici. C'est un livre que pendant des années j'ai cherché à trouver, en vain. Ou plus exactement à retrouver.

La première fois que j'étais tombée dessus, c'était dans les rayons de la bibliothèque que ma grand-mère avait réussi à faire ouvrir dans sa petite commune du Puy-de-Dôme pendant sa retraite, et où elle allait plusieurs fois par semaine pour accueillir les visiteurs. Je dirais même que ce livre était bien en évidence. Ayant lu la quatrième de couverture, je m'étais attardée à la sauvette sur quelques pages et l'avais reposé précipitamment au moment où elle s'était approchée de moi. Personne ne savait et je ne voulais pas qu'on devine, je vivais ma sexualité dans une certaine clandestinité et dans la solitude, et j'avais 15 ans, l'âge des deux adolescentes du récit autobiographique de Régine Deforges. Mais loin d'avoir leur audace et leur courage…

A l'époque, à la fin des années 2000, on parlait peu d'homosexualité, et tout ce qui se rapportait à l'homosexualité féminine était pour moi une source précieuse, à la fois de rêves et d'informations. J'avais donc bien retenu : « Le cahier volé », « Régine Deforges ». Or, ce livre est demeuré introuvable : il n'était ni dans le CDI du lycée, ni à la bibliothèque, ni dans les librairies où j'allais ; introuvable aussi lorsque, les années suivantes, j'avais voulu le retrouver dans la bibliothèque de ma grand-mère (d'où il avait totalement disparu : quelqu'un l'avait-il pudiquement, pudibondement, « évacué » ? Certainement pas ma grand-mère, en tous cas). J'ai fini par croire qu'il n'existait pas, et par le confondre avec « La bicyclette bleue ». Et je suis passée à autre chose, et il y a eu tout ce qu'il y a aujourd'hui en terme de livres, de films, de références, etc…

Jusqu'à ce que la semaine dernière, je tombe nez-à-nez avec « Le cahier volé », chez le vaillant bouquiniste de plus de 80 ans de la commune voisine de la mienne, en Moselle. Et là… je décide de ne pas le prendre. «C'est du passé, c'est dépassé ». Diantre. Heureusement, plus têtue que mon surmoi acharné, j'ai tenu tête à la raison et me suis retournée et me suis saisie de ce livre que j'ai acheté triomphalement pour la modique somme d'un euro cinquante, mettant ainsi fin à une vieille quête d'adolescence.

Et si j'avais lu ce livre plus tôt, à mes 15 ans, est-ce que cela aurait changé quelque chose ? A présent que je l'ai lu, je pense que oui. J'en suis presque convaincue, tout simplement parce que ce récit m'aurait offert bien plus qu'une histoire d'amour entre deux filles : un modèle de courage et de volonté dont j'avais cruellement besoin. Un modèle tout court.

Et ce modèle, c'est Régine Deforges.

Régine Deforges, née en 1935 dans le Poitou, a écrit de nombreux livres et a connu un certain succès littéraire, au point que Bernard Pivot, dans son émission Apostrophes du 4 avril 1986, la traitera de « star ». Revanche bien méritée, pensais-je en l'écoutant, parce que ce livre, « Le cahier volé », paru en 1978, est malheureusement autobiographique.

Sous le pseudonyme de Léone (peut-être parce que, née le 15 août, Régine Deforges était du signe du Lion), l'écrivaine raconte l'été de ses 15 ans, au début des années 50 dans un village du Poitou. Celle-ci explore son désir sexuel naissant et découvre la sexualité avec une adolescente de son âge, Mélie (en vérité Manon Abauzit), dont elle est amoureuse. Désirs et découvertes qu'elle retranscrit dans son journal intime, le fameux cahier qui sera, par l'intermédiaire de sa propre sœur, volé par un garçon plus âgé qu'elle, d'une misogynie répugnante, avec qui elle avait refusé de coucher et qui soupçonnait sa relation avec Mélie. Celui-ci, avec d'autres garçons qu'il gagnera à sa cause, laissera alors se répandre dans le village les rumeurs sur cette jeune fille trop libre, diffusera publiquement le contenu de son journal intime, la forcera à le brûler et à renoncer à sa relation « contre nature » avec son amoureuse. Léone subira alors une exclusion féroce et systématique, sera victime d'insultes et de violences physiques, sera déscolarisée, séparée de Mélie, isolée, enfermée chez elle.

Et pourtant, ce qui est admirable, c'est que jamais elle ne cède. Tout au long de son récit, enflammée de désir, l'adolescente semble prête à coucher avec n'importe quel type, comme ce Jean-Claude qui lui fait la cour et avec lequel ils se tripoteront mutuellement dans un sous-bois. Même si elle fait l'amour avec Mélie et qu'elle est engagée avec elle dans une véritable relation amoureuse, on sent que Léone, animée par un désir sexuel puissant attisé par la nouveauté tel qu'on peut le ressentir à cet âge-là, veut explorer toutes les strates de sa sexualité. Mais à son rythme, quand elle le veut et avec qui elle le décidera. Par exemple, après qu'un homme l'a traitée de « chienne en chaleur » (et cela n'est rien par rapport à ce qu'elle entendra par la suite), elle remarquera (p. 89) : « Et puis, zut, si cela me plaît à moi de me frotter aux hommes, de les apprendre par petites touches […] » Et puis, il l'avait fait boire… Ainsi, hors de question pour elle de coucher avec le fameux Jean-Claude si c'est pour se soumettre à un chantage.

Or, ce chantage, c'est renoncer à Mélie et accepter de sortir avec Jean-Claude (c'est-à-dire de coucher avec lui « en bonne et due forme »). Si elle s'y soumet, son cahier lui sera rendu, ses secrets seront tus, et tout rentrera dans l'ordre. Dans leur ordre : accepter leur loi en renonçant à son désir profond ; obtenir la paix en échange de sa soumission et de ses faveurs sexuelles. Cet ordre, c'est la loi patriarcale dans ce qu'elle a de plus abjecte : "consentir" à des rapports sexuels non désirés en échange de la paix et de la sécurité.

D'une immense liberté d'esprit, d'une volonté de fer, d'une audace rare, on peut comprendre pourtant, avec notre regard d'occidentaux post-modernes, que Léone est imprégnée de l'idée, bien ancrée encore aujourd'hui, selon laquelle sa sexualité avec Mélie, même si elle la satisfait, même si elle en rêve, ne serait pas une « vraie » sexualité ; l'idée selon laquelle avec un homme, ça serait encore mieux. Elle écrit (p. 110) : « Mélie a révélé les secrets de mon corps, je sais comment apaiser cette douleur délicieuse qui me mord le ventre. J'imagine qu'un homme doit faire éprouver une sensation plus grande encore. »

Elle veut explorer sa sexualité, vivre ses fantasmes, et c'est très bien. Elle est jeune (très jeune). Mais pourtant, on la sent entortillée dans cette croyance qui consiste à penser que deux filles ensemble, ce n'est pas « pour de vrai », que c'est forcément moins bien. Que la « vraie » sexualité, la sexualité «professionnelle» (ouh !), c'est entre un homme et une femme. On ne peut s'empêcher de penser que cette idée, qui relève d'une représentation qu'on qualifierait aujourd'hui d'hétérocentrée, l'empêche d'accorder du crédit à ses sentiments et ses désirs pour Mélie.

Ce récit est précieux parce qu'il nous raconte la puissance du désir sexuel que peuvent ressentir les adolescentes, et comment une femme peut être taraudée par le désir, qui en devient obsédant. On a envie de dire à ceux qui continuent de nous rebattre les oreilles en nous répétant que les femmes, les adolescentes, seraient moins traversées par le désir et par les pensées sexuelles que les hommes : « Lisez Deforges ! »

Ce que ce récit met aussi en lumière est le mépris, profondément ancré dans les mentalités des hommes comme des femmes (ces dernières ne volant pas franchement plus haut que leurs camarades mâles sur ces questions), le mépris pour ce désir féminin, et la négation dont il faisait l'objet à une époque pas si éloignée que cela de la nôtre, et dont notre société reste encore imprégnée.

Léone se prend à rêver tout haut qu'un jour, elle se marierait avec Mélie. C'était en 1951, il lui aurait pour cela fallu attendre 62 années… Régine Deforges, mariée et divorcée une fois, ayant vécu des relations et eu des enfants avec d'autres hommes, restée une féministe convaincue toute sa vie, est morte en 2014, à l'âge de 78 ans, un an après l'ouverture du droit au mariage pour les couples homosexuels. L'amertume durable que laisse flotter en nous la lecture de son récit bouleversant trouve là une petite consolation : au moins, elle aura assisté à cela, elle aura su qu'enfin, les homosexuels ont le droit de se marier, et que dans ce nouveau monde, elle aurait pu aimer et épouser Mélie.

Lorsqu'elle fait le récit de la destruction de ses cahiers intimes sous l'œil de son premier tortionnaire, ce jeune homme qui veut la séparer de Mélie et mettre fin à ses relations « contre nature » avec elle, alors qu'il les a lus publiquement, événement profondément traumatique (elle dira plus tard qu'elle aurait préféré un viol physique au viol de ses mots), elle écrit (p. 192) : « Je sais, là, maintenant, que jamais, plus jamais, je ne me laisserai humilier. Qu'il faudra que je prenne une revanche éclatante pour oublier. » Sa revanche, peut-être que c'est la vie libre qu'elle a su mener, peut-être que c'est son succès littéraire, peut-être que c'est l'ouverture de la loi pour le mariage pour tous, peut-être que c'est la part de liberté et de bravoure qu'elle partage et transmet grâce au cahier volé devenu livre…

Cette revanche, c'est aussi la revanche de tous ceux qui comme elle ont connu la mise au banc de la société à cause de leur homosexualité, et c'est aussi la nôtre : nous en sommes un peu les dépositaires, nous qui bénéficions aujourd'hui des droits et des libertés acquises par ceux qui ont lutté avant nous. A nous, aujourd'hui, de protéger les fruits de leur lutte. A nous de perpétuer cette revanche.

Et Mélie, qu'est-elle devenue ? On aimerait bien le savoir, et savoir comment ça s'est passé ensuite, quand Léone, partie pendant un an rejoindre son père qui travaille à Conakry, est revenue. Il semblerait que ladite « Mélie » ait travaillé dans la maison d'édition de Régine Deforges, mais on n'en sait pas plus. Sauf qu'elle est morte en 2014, la même année que Régine.

Mais il y a une suite au cahier volé : en 2013 est paru un autre livre, « Les filles du cahier volé », dirigé par Léonardo Marcos, où il va à la rencontre de Léone et Mélie, ou plutôt de Régine Deforges et Manon Abauzit. Donc, à suivre…

Anna-Livia Marchionni 
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