Chronique #9 :  L'intersexophobie, à quoi ça ressemble ?

22/12/2021

Je me suis dit qu'en guise d'introduction, j'allais vous infliger un échantillon de prose post-moderne (ou post-apocalyptique ?). Lecture déconseillée aux âmes sensibles :


Je vous épargne les pires ; si votre curiosité est malsaine, rendez-vous sur le site du collectif intersexescette page). Comme vous pouvez le constater, la médiocrité est au rendez-vous, Dieu a comme toujours bon dos, les ignorants en savent plus que tout le monde et vous donnent de bons conseils, les complotistes crient au lobby, la différence réveille des violences latentes bien contentes de pouvoir se défouler.

Et encore, ce n'est là que l'échauffement ; parce que Vincent Guillot, vous allez voir, ne mâche pas ses mots. Se faisant aujourd'hui appeler Sarita et parlant d'elle au féminin, militante intersexe (comme toujours souligné en rouge par la correction automatique), elle a (entre autres) co-fondé l'Organisation Internationale des Intersexués.

Dans le documentaire « Entre deux sexes » (Régine Abadia, 2017), encore appelée Vincent à l'époque, elle raconte son enfance, ses interrogations quant à son corps et son sexe : « J'étais autre chose... Et cette autre chose n'existait pas parce que... Ce qui ne se dit pas n'existe pas. »

Née avec des organes génitaux atypiques, impossibles à classer dans une des deux catégories correspondant au mâle ou à la femelle prototypiques, elle raconte les multiples opérations chirurgicales subies tout au long de son enfance pour faire de lui/elle un garçon en bonne et due forme, et qui ont abîmé son corps de manière irréversible.

« Mon évolution psychologique, c'est pas mon évolution psychologique, c'est le dressage vers le garçon par le moyen de la testostérone ! »

Elle raconte aussi les mensonges des parents, qui lui expliquent alors qu'on l'opère de l'appendicite (#arrêtez2mentirauxenfants !). On lui aurait retiré l'utérus et probablement les ovaires, laissé fermée sa cavité vaginale et modifié son pénis, explique-t-elle lors d'une interview avec Libération (Catherine Mallaval, 28 mai 2017) :

« Je crois qu'ils ont cherché si j'avais des testicules et ne les ont pas trouvés. Ils m'ont peut-être aussi enlevé quelque chose. Je ne peux pas avoir accès à mon dossier, la clinique a fermé. Il me manque des bouts, et pas que de mon histoire. »

Elle qualifie sa vie, émaillée de dépressions, d'une tentative de suicide, de rejet social et de la précarité qu'elle entraîne, de « vie de merde ». Sa mère lui a dit avant de mourir : « ça aurait été plus simple si t'étais mort à la naissance » ; en effet, à sa venue au monde, les médecins ont raconté à sa mère que son enfant était un monstre et qu'il/elle allait mourir. Bienvenu.e sur Terre !

Dans le documentaire de Régine Abadia, on la voit entraînée dans des accès de colère lors desquelles elle exprime sa souffrance, ses traumatismes : « Toutes les nuits, je revis tous ces examens de merde ! Toutes ces violences ! Tous ces viols ! » Elle ajoute : « Il va falloir comptabiliser nos morts, nos mortes, produits par la médecine » ; le taux de suicide est élevé parmi les personnes intersexuées... Et en effet la médecine n'y est pas pour rien.

Les opérations chirurgicales que subissent les enfants intersexes visent à modifier leur corps, même sans aucune raison de santé, uniquement pour les rendre conformes à des corps de garçons ou de filles idoines et dûment aptes à une sexualité hétéro. Des pressions sont ainsi mises sur les parents ; ceux-ci sont placés devant le dilemme suivant : si vous ne faites pas opérer votre enfant, il/elle va subir des discriminations toute son enfance et sera seul.e, rejeté.e et malheureux/se (argument social), et qui plus est troublé.e par sa difficulté à s'identifier à un sexe idoine (argument psychologique) ; et puis on ne pourra pas remplir l'acte de naissance correctement (argument juridique)... Qui souhaite un tel destin pour son enfant ?

Mais ces pressions pèsent aussi sur les médecins : des parents qui leur expliquent que ce n'est pas possible, qui sont mis face à leur propre incapacité à accepter une fille avec un clitoris trop long, un garçon qui ne deviendra pas un « Real Mèèèn », des parents mis face à la pression sociale, au regard des autres, au devoir de renoncer à l'enfant conforme à l'Idéal... Telle cette mère, dans le documentaire « Neither male or female» (je ne trouve ni l'auteur ni la date, et c'est non-traduit) face à sa fille Bianca, née avec une hyperplasie congénitale des surrénales, glandes produisant de la testostérone, entraînant chez elle le développement d'un micropénis. Sous prétexte que c'est « traumatique » pour la mère, le médecin propose une opération de féminisation de ses organes génitaux, c'est-à-dire une ablation de ce clitoris trop volumineux et une reconstruction du vagin... Opération pour « qu'elle grandisse le plus normalement possible », le médecin considérant qu'il lui serait sans cela impossible de mener une vie de famille heureuse. En voyant ce petit bébé endormi et entubé sur une table d'opération pour se faire charcuter les parties génitales, comment ne pas penser qu'ils ont perdu toute mesure ? Et pour l'enfant, l'adulte qu'il/elle deviendra, ce n'est pas traumatique, peut-être ? Au nom de la sacro-sainte Norme, les parents deviennent capables du pire. On a envie de gueuler : si cette mère est « traumatisée », elle va voir un psy, elle ampute pas son gosse (#amputepastongosse) !

Ces opérations (dans la plupart des cas sans nécessité médicale, j'insiste) sont irréversibles, et peuvent entraîner la stérilité, des douleurs chroniques, l'incontinence, la perte de la sensibilité des organes génitaux (et, partant, l'impossibilité d'avoir des orgasmes, problème manifestement accessoire) ; sans omettre des dépressions et souffrances mentales à vie.

A tel point qu'en 2013, le rapporteur de l'ONU sur la torture (vous avez bien lu « la torture ») demande l'abrogation des lois autorisant les traitements de « normalisation génitale » sans avoir obtenu le consentement libre et éclairé des personnes concernées (nous verrons que le consentement ne suffit pas, malheureusement). Seule Malte suit cette recommandation. Et la France, pays des droits de l'homme (de l'homme-idoine), où en est-elle ?

En rade. En 2016, la France a été rappelée à l'ordre par l'ONU à trois reprises pour cause de mutilations génitales. Comme le fait encore remarquer Sarita Guillot, ce qu'on rend difficile aux trans, on l'impose aux inter ; elle insiste aussi sur le fait que, si l'excision est interdite en France, elle est pratiquée sur les enfants qui naissent avec un clitoris non-idoine sur le plan de la taille.

L'excision, cette délicate opération qui consiste à cisailler le clitoris pour se débarrasser de cette excroissance fort encombrante, Janik Bastin-Charlebois, professeure de sociologie à l'université de Montréal et défenseuse des droits des intersexes, l'a subie à l'âge de dix-sept ans, pour cause de « clitoris hypertrophié ». C'est là qu'on revient à la question du consentement libre et éclairé : on lui avait laissé le « choix », mais en était-ce vraiment un ?

Elle l'explique dans le journal The Gazette Montreal (9 août 2015) :

« Je n'ai pas grandi en pensant que j'étais intersexe ou en ayant honte de mon corps. Cependant, j'ai senti graduellement que quelque chose clochait : aucun autre enfant n'était assujetti à ces visites régulières afin de se faire examiner et toucher les organes génitaux ; aucune explication ni aucun motif de santé n'était soumis ou ne pouvait être soumis pour justifier cela ; et aucun terme ne m'a été transmis pour ma différence [...] »

Après ses dix-huit ans, sa mère lui explique que l'opération serait considérée comme un acte de chirurgie esthétique et ne serait plus remboursée ; somme trop élevée pour rendre l'opération alors envisageable :

« Je ne désirais pas d'opération mais demeurais incertaine de si j'allais être aimée comme j'étais et craignais de prendre le risque d'une réponse négative après mes 18 ans. De plus, n'était-ce pas ce que je devais faire après tout ? Ce que la médecine déclare comme « maladie » ou « malformation » ne peut qu'être soigné et non conservé. »

Elle parle d'un « processus de dépossession insidieux » qui l'a peu à peu poussée à prendre la décision de se faire opérer : « Dépassée et dépossédée, je suis passée à la machine de conformation, guidée tel un automate sur des rails. » Conséquences ? Doutes et regrets, inavouables puisque l'opération était « consentie », douleurs, tentative vers l'hétérosexualité avant un coming out en tant que lesbienne, avant la prise de conscience en 2005 de sa propre intersexualité. Elle liste les expériences communes aux intersexes :

« [...] informations partielles et dissimulées, silences, objectification médicale et curiosité perverse, tabou, renforcement de l'assignation de genre, sentiment d'être des extra-terrestres ou seuls au monde, dépossession du corps, honte, perte de sensations sexuelles, trauma d'agression à caractère sexuel suite aux examens, photos et interventions non consensuelles, effets secondaires négatifs des interventions chirurgicales, effets secondaires négatifs des hormonothérapies, pour ne nommer que celles-ci. »

Peut-on parler ici de « consentement libre et éclairé » ? Avec le récit de Janik Bastin-Charlebois, on peut retracer la genèse qui mène vers un tel « consentement », qui cache en vérité une lente et efficace manipulation. Et comme Sarita, elle raconte les mots qui manquent, et qu'on ne lui donne pas. Comment « consentir » si on ne sait même pas de quoi il est question, mais qu'on croit savoir, ou qu'on croit pouvoir faire confiance à ceux qui sont censés savoir ? Le consentement s'apparente à un saut dans l'inconnu (voir sur ces questions Clotilde Leguil, Céder n'est pas consentir, 2021).

En lisant tous ces articles, en regardant ces documentaires, sans cesse la norme revenait comme une ritournelle entêtante : vie normale, être le plus normal possible, grandir normalement... Mais qu'est-ce que c'est que cette intoxication idéologique à la norme ? Michel Foucault l'avait prédit dès les années 70 : la loi, principe de régulation sociale, a été lentement mais sûrement remplacée par la norme ; cela rejoint ce qu'il appelle « pensée médicale » :

« Par pensée médicale, j'entends une façon de percevoir les choses qui s'organise autour de la norme, c'est-à-dire qui exige de partager ce qui est normal de ce qui est anormal ; elle se donne, elle cherche aussi à se donner des moyens de correction qui ne sont pas exactement des moyens de punition, mais des moyens de transformation de l'individu. » (1976, p. 374).

En plein dans le mille, Foucault... Heureusement, quelques uns font de la résistance, et iront jusqu'au bout du combat pour faire interdire définitivement ces chirurgies de normalisation hors nécessité médicale. Mais il y a aussi des médecins qui lèvent leurs boucliers, tel que le suisse et avant-gardiste Blaise Meyrat, qui refuse ces interventions chirurgicales depuis 1999 : « Pourquoi fixer chirurgicalement avant qu'on puisse reconnaître comment l'enfant s'orientera ? Puisqu'on peut attendre ! » (documentaire « N'être ni fille ni garçon », Arte, 2016). De plus en plus nombreux sont les médecins à parler de variation plutôt que d'anomalie ou d'ambiguïté.

Personnellement, je suis convaincue qu'être doté.e d'une différence, même si cela ne rend pas la vie facile à bien des égards, offre une occasion pour grandir humainement. Et accepter de rencontrer et comprendre l'autre différent de soi est aussi une occasion pour faire un pas hors de sa norme confortable et pour grandir à son tour. Les normes sont nécessaires, mais elles ne doivent pas justifier les dérives.

Anna-Livia Marchionni 
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