Chronique #4: Comment le monde change : pas (ou très lentement)

09/05/2021

« Il n'y a rien de nouveau sous le soleil », disait l'Ecclésiaste. L'Ancien Testament a ses raisons que nos raisons n'ignorent pas (pour paraphraser et déformer Pascal) : peut-on compter sur l'espèce humaine pour extraire en quelques décennies ce qu'elle s'est vissé dans le crâne pendant des siècles?

Réponse : manifestement non. Quelques explications.

Au lycée, dans ma classe de première, il y avait un garçon doué en musique qui venait me donner des cours de piano à la maison. Gays tous les deux, nous nous gardions de nous le dire (typique d'une confrontation entre portes de placards fermées à double tour mais qui se reconnaissent). Son placard était tout de même moins fermé que le mien, et pour lui, « ça se savait », et il avait fini par me confier, au cours d'une brève transhumance entre deux salles de cours, que ses parents l'avaient foutu à la porte, qu'il vivait en partie chez son copain, et d'ailleurs, après mon cours de piano, mon père le déposait chez sa grand-mère. Ce garçon a dû par la suite changer de lycée parce que des types en voiture le harcelaient à la sortie. Ça aussi, « ça se savait », des profs le savaient, mais aucune aide ne lui a été proposée...

Année 2021, treize ans plus tard, ma tante, qui est prof dans un lycée, me raconte récemment l'histoire de cette fille qui lui confie avoir dû fuir son lycée (un lycée privé) en cours d'année, avec des mois de déscolarisation, à cause du harcèlement qu'elle et sa copine ont subi lorsqu'on a appris qu'elles étaient en couple. Ou encore, décembre 2020, dans un lycée de Lille : Fouad, adolescente trans de 17 ans, se suicide ; la stigmatisation serait cette fois venue de la direction (du CPE), et pas des élèves (la responsabilité de l'établissement a cependant été écartée).

Comment le monde change : lentement mais sûrement ? On ne peut pas nier que cette dernière décennie a été marquée par des avancées majeures en terme d'acceptation des variations en tous genres (quoi que ce n'est peut-être pas l'avis des personnes intersexes), et, même s'il reste du boulot, on a bon espoir pour les générations à venir. Surtout, aujourd'hui, on en parle, l'ignorance tend à reculer et les esprits critiques à se consolider... dans certains pays. Encore une fois, ne nous reposons pas sur nos lauriers : regardons ailleurs.

La Turquie vient par exemple de sortir de la convention d'Istanbul, traité international signé en 2011 (et à Ankara !) par une trentaine de pays pour lutter contre les violences faites aux femmes ; comme par hasard, ce mouvement de recul, ce backlash, s'accompagne d'un recul des droits des minorités sexuelles dans le pays : selon les groupes conservateurs et islamistes, ce traité nuisait aux valeurs traditionnelles de la famille et encourageait la diffusion de la communauté LGBT+.

Encore plus près de nous et en Europe, la Pologne suit le même chemin, tracé cette fois par des ultra-conservateurs catholiques : quasi-suppression du droit à l'avortement et pressions d'une politique ouvertement homophobe pour invisibiliser les LGBT+, telles ces « zones anti-LGBT » qui fleurissent partout dans le pays. Regardez le Brésil : 2013, autorisation du mariage pour couples de même sexe ; 2018, élection de Bolsonaro (et vous connaissez l'histoire). USA : voyez ce qu'en quatre ans seulement Trump a été capable de semer...

Donc si le monde change, même lentement, il peut aussi changer dans la mauvaise direction, et beaucoup moins lentement. Même si tout va mieux pour nous, ce n'est pas le moment de faiblir, ne serait-ce que pour essayer de « diffuser » de l'espoir chez nos voisins plus mal lotis.

Ces avancées sont encore récentes si on les rapporte aux siècles de discriminations qui les ont précédées ; elles sont donc fragiles, ne l'oublions pas.

Anna-Livia Marchionni 
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